Télétravail : la fin d’une illusion ou déjà "le monde d’après" ?

Le vendredi 13 mars, les enseignants de France disaient au revoir à leurs élèves. On venait d’annoncer la fermeture des écoles et des établissements scolaires jusqu’à nouvel ordre. Bien que soulagés que cette décision soit enfin prise, nous n’en étions pas moins soucieux de ne plus voir nos élèves. De leur côté d’ailleurs, l’annonce a été accueillie avec plus ou moins d’ambivalence. Bien sûr, il y avait quelque chose de l’ambiance d’une veille de vacances à l’Ecole, mais les élèves exprimaient aussi à leur manière leur inquiétude de quitter camarades et professeurs sans bien connaître la forme qu’allait prendre leur cours dans le confinement…

Le concept de « continuité pédagogique », pourtant sans aucune base légale dans l’Education, a alors servi au ministre pour justifier la mise en place de l’enseignement à distance équivalent au télétravail imposé à une part importante des travailleurs, des enseignants.

Le moins qu’on puisse dire c’est que le corps enseignant a « joué le jeu ». Avec plus ou moins d’engouement certes, mais suffisamment globalement pour saturer au cours de la première semaine, les outils numériques mis à disposition en « temps normal » dans notre administration. Suffisamment aussi pour se tourner vers des applications qui dans leur grande majorité ne respectent pas la protection des données personnelles d’autant plus strictement encadrée dans notre institution qu’elles concernent la protection des libertés de personnes mineures. Cet engouement s’est ainsi prolongé jusqu’aux vacances de Pâques, en quantité telle que les représentants des parents et en particulier la FCPE, sans remettre en cause sa grande reconnaissance de notre travail, intervenaient par communiqués, pour demander à l’Ecole que le travail envoyé aux élèves soit moins conséquent.

Au début du confinement, les directions se sont inquiétées d’identifier les élèves qui pour des raisons multiples, absence ou difficultés d’équipement informatique, d’accès à une connexion, ne parvenaient à « suivre » ou tout simplement recevoir les « cours » en ligne et ont demandé aux enseignants des remontées nominatives d’élèves afin de pouvoir pallier ces problèmes techniques. Ces données en nourrissaient déjà d’autres à valeur purement statistique demandées à la veille des congés : le ministère comptabilisait en réalité les résultats obtenus par l’enseignement à distance pour pouvoir se gargariser d’un décrochage de 4% « seulement » d’élèves !

Ces données sont pourtant très discutables notamment au regard des remontées syndicales. Si, pour des raisons qu’on peut sans grande difficulté mettre au compte du néo-management, dans certains établissements, les collègues ont remonté des taux souvent défiants toute concurrence, d’élèves qui non seulement effectuaient le travail à distance mais en plus poursuivaient leur progression comme si de rien n’était, entre syndiqués et militants, les constats étaient pour le moins mitigés. Elèves qui se connectent à des classes virtuelles mais qui font tout autre chose pendant ce temps, d’autres qui manifestement ne comprennent rien aux cours à la lecture de leurs devoirs renvoyés, et surtout une part pouvant atteindre les 80%, d’élèves parmi les classes qui dès le début, avaient tout simplement désertés les espaces numériques de travail parmi les milieux populaires et les filières professionnelles.

L’intérêt du ministre pour ces données statistiques n’est pas anodin. A l’écoute de ses nombreuses prises de parole médiatiques ou devant la commission parlementaire des affaires culturelles et de l’Education, son insistance à valoriser ces 4% va de paire avec la volonté affichée de s’appuyer sur cette expérience qu’il estime réussie pour élargir l’enseignement à distance et l’utilisation du numérique à l’Ecole, idées qui sont d’ailleurs sans qu’on en soit étonné, largement soutenues et reprises par les députés de la REM.  Avec l’annonce d’un retour progressif à l’Ecole à partir du 11 mai, il va encore plus loin puisque c’est à l’obligation scolaire qu’il porte atteinte en mettant en place de facto deux Ecole distinctes : d’une part un service minimum d’éducation pris en charge par l’Education nationale qui accueillera les quelques élèves qui se présenteront et qui seront bien peu nombreux au regard de la grande et légitime inquiétude des familles, et d’autre part, un enseignement à distance pris en charge par le CNED et complété pour les plus favorisés par des cours particuliers.

Cette Ecole là est évidemment parfaitement compatible avec la suppression des diplômes nationaux des réformes Blanquer. Il semble néanmoins fondamental de la contester et de la refuser pour défendre et réaffirmer la nécessité d’un grand plan d’investissement pour l’Education nationale contre un projet d’Ecole à plusieurs vitesses déterminées essentiellement par les facteurs sociaux. Il conviendra aussi de défendre notre métier qui repose fondamentalement sur la rencontre et le face à face avec nos élèves, seule situation qui nous permet de savoir s’ils comprennent et qui nous permet de réadapter en permanence notre discours, nos explications pour n’en laisser aucun sur le bord de la route.

Nous vivons une période exceptionnelle. Le risque majeur d’une pandémie risquant d’entraîner avec elle des dizaines de milliers de morts nous a conduits à fermer les écoles et établissements. Nous avons accepté l’enseignement à distance par un souci sincère de maintenir le lien avec nos élèves. Cette solution n’est pas satisfaisante, nous le savons, et avons souvent le désir profond de retrouver rapidement le chemin de l’école et nos élèves. Nous devons cependant accepter aussi la dimension tragique de la situation.

Oui, les programmes ne seront pas finis cette année. Oui, l’Education nationale doit rester le principe de l’Ecole. Oui, l’Education repose sur une relation de face à face entre professeurs et élèves. Et oui, l’enseignement à distance exacerbe les inégalités sociales que nous avons vocation à réduire. Mais défendre l’Education nationale peut nous conduire à préférer de poursuivre l’enseignement à distance pris en charge par notre institution avec toutes ses imperfections et dans la mesure où les conditions sanitaires ne permettront pas un retour de tous au même moment.

Tous ces constats et ses contradictions ne sont pour autant qu’apparents. Boussoles en mains, ils nous permettent aussi de mieux nous interroger sur la suite et en particulier la rentrée à venir de septembre et revendiquer haut et fort un large plan d’investissement pour l’Ecole publique, ne serait-ce que pour pallier les conséquences de la crise sanitaire en par exemple, adaptant les programmes dans le temps, réduisant les effectifs des classes, etc.

L’artcile en PDF :

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