Journal de bord d’une grève inédite

Des grèves à LA grève… mise en marche du mouvement

Depuis la rentrée 2017, les enseignants tentaient de s’organiser et de se mobiliser contre les réformes Blanquer : d’abord la réforme de l’entrée dans le Supérieur remettant en cause le droit à l’université, puis celle du Bac remettant en cause le premier diplôme universitaire et sa dimension nationale, puis celle du lycée remettant en cause notamment l’égalité territoriale et le statut des enseignants, et enfin la fameuse loi de l’Ecole dite « de la confiance » remettant en cause la liberté d’expression des enseignants. Les journées de grève mobilisaient peu, pas tant parce que les personnels adhèrent à ces réformes, bien au contraire, mais en raison des modalités d’action retenues : des jours de grève discontinus, « saute mouton » comme on les appelle entre nous, épuisantes parce que sans perspective et sans réelle efficacité. Le baccalauréat 2019 approchait et déjà dans les salles de profs, les discussions s’engageaient pour savoir comment faire de cette session, l’avant-dernière du bac que nous défendons, l’occasion d’une action sans précédent. Un appel unitaire à la grève des surveillances avait été lancé par les organisations syndicales et déjà, les échanges dans les bahuts laissaient entrevoir qu’elle serait inégalement suivie mais que les enseignants correcteurs, en particulier en philosophie, allaient discuter dès le 18, des modalités d’une lutte sans précédent…

Le 17 arriva. Dans certains établissements du 77 mais aussi d’autres départements, comme le 93 ou en Province, la grève fut largement suivie. A Moissy-Cramayel, à Chelles, nos collègues étaient une bonne quinzaine. A Provins, un inspecteur dut se rendre sur place pour réquisitionner des personnels du collège voisin sans quoi, le bac ne pouvait pas se tenir. Les collègues du collège Politzer avaient suivi l’appel et on comptait 50% de grévistes ! L’administration savait qu’un seul centre d’examen bloqué suffirait à remettre en cause les déclarations de notre Ministre minimisant en la ridiculisant depuis presque deux ans, la contestation de ses personnels… Le 17 au soir, des Assemblées générales de grévistes, professeurs représentant leur établissement, collectifs en lutte et organisés depuis des mois, organisations syndicales, se retrouvèrent en plusieurs points du département pour discuter de la suite du mouvement. Partout, c’est la reconduction de la grève qui fut votée ! On savait que le lendemain, nos collègues de philosophie se retrouvaient en réunion d’entente et qu’ils avaient prévu d’organiser des AG pour décider ensemble de l’action. Cela ne manqua pas !
Mardi, de Créteil, de Versailles, de Toulouse et de bien d’autres académies encore, les messages de votes affluaient. C’était décidé par votes : nous allions faire grève au moment de la restitution des notes ! Les débats s’engageaient : comment faire exactement ? Quand commencer ? Fallait-il ou non aller chercher les paquets de copies ? Quelles seraient les conséquences juridiques, financières, disciplinaires d’une telle décision ? En lien avec les organisations syndicales, les collègues décidèrent donc d’aller chercher leurs copies pour être certains qu’elles ne soient pas confier à d’autres qui ne feraient pas la grève, de corriger leurs copies mais de se mettre en grève à compter du 2 juillet, jour de la saisie des notes sur Lotanet. Le mouvement était lancé, il ne s’arrêterait plus.

Chaque jour, les correcteurs se retrouvaient aux réunions d’entente disciplinaires du baccalauréat. L’histoire-géographie suivit. Par un vote plus mitigé certes en raison d’un nombre non négligeable de collègues préférant s’abstenir, mais un vote en faveur de la grève tout de même. On attendait les collègues de SES qui se retrouvaient vendredi. Et là, pareil : à Créteil par exemple, après l’adoption d’une motion dénonçant les réformes à la quasi-unanimité, les collègues décidèrent de la grève à 111 voix pour, 55 abstentions, 7 contre. L’AG des correcteurs interdisciplinaires d’Ile-de-France du lundi 24 réunissait 340 collègues. Les débats furent menés à bâton rompu jusqu’à 21h45. A 20h30, ce fut le vote, auquel participèrent pas moins de 260 collègues. Et il fut sans appel : 249 pour la grève, 4 abstentions, 6 ne prenant pas part au vote (NPPV) et 0 contre ! Parmi les convoqués seuls, idem : sur 207 votants, aucune abstention contre 190 pour la grève ! On comptait déjà 895 collègues répertoriés prêts à la grève sur toute la France dont 567 en philo, qui représentaient à eux-seuls environ 68 000 candidats, soit 12% au total !

Tenir bon et rester soudés malgré les menaces : l’extension du mouvement

L’enjeu maintenant était de rester soudés, d’éviter l’isolement des collègues et de maintenir entre nous un collectif fort de soutien et de dialogue. En une semaine, tout pouvait basculer. Il fallait tenir bon jusqu’au 2 et éviter les défections. Face à nous, le Ministre commençait les menaces opposant les « professeurs responsables » aux grévistes qui « prennent en otage » les élèves. L’UNL nous soutenait, nous le savions mais il y avait de quoi s’apeurer et douter devant les menaces de sanctions financières. Blanquer nous promettait 15 jours de retenue sur salaire comptant la période de correction – et disciplinaires – qu’il n’hésitait pas à agiter dans la presse nationale. Il faut dire d’ailleurs qu’il est remarquable de voir à quel point les médias lui ont donné la voix : chaque jour, il était accueilli pour proférer ses menaces, illégales et remettant gravement en cause le droit de grève, dans une presse nationale écrite, télévisuelle ou radiophonique ! Tout cela sans contradictoire ou si peu ! On avait pourtant du baume au cœur : le 1er juillet, veille de la restitution des notes, on comptait nationalement pas moins de 106 804 copies dont les notes ne pourraient pas être restituées ! Plus il nous menaçait, plus nous étions nombreux à décider de rejoindre le mouvement !

Le 2 juillet au matin, en Ile-de-France, des AG se réunissaient dans le 77, le 95 et le 93, d’autres devant les établissements un peu partout en Région, avant de se rendre à Paris pour l’AG Ile-de-France. En Seine et Marne, on était à une quarantaine de jurys bloqués et plus d’une centaine de grévistes identifiés ! Après 3 heures de discussion et de débats, la reconduction fut votée à la quasi-unanimité, et ce malgré les remontées d’appels des centres d’examen menaçant les collègues de sanction s’ils ne saisissaient pas leurs notes. Certains collègues furent mandatés pour se rendre à l’AG Ile-de-France y porter notre vote tandis que d’autres partaient au rassemblement organisé devant le Ministère. A Paris, cette fois-ci, nous étions 420 présents au plus fort de l’AG, dont pas moins de 350 correcteurs du Bac mais aussi du Brevet. Sur les 350 correcteurs, 250 en grève n’avaient pas remonté leurs notes sur Lotanet. Les menaces proférées par notre Ministre avaient donc eu pour effet d’encourager encore plus les collègues à intensifier le mouvement et à s’y solidariser. 186 établissements étaient représentés. Quant aux votes, ils exprimaient clairement l’extension de la grève et la volonté de résister des personnels. 1er vote inter-degrés, pour une reconduction de la grève jusqu’au 4 juillet : 300 pour, 0 contre, 3 abstentions, 4 ne participant pas au vote. 2e vote, des correcteurs seuls : 209 pour, 0 contre, 3 abstentions, 1 NPPV ! avec pour décision de se retrouver en AG le 4 juillet, jour des délibérations des jurys de Bac. En principe, les résultats ne pouvaient donc pas être promulgués à la date annoncée, puisque les candidats n’auraient pas toutes leurs notes…
Pendant 2 jours, nombres de collègues reçurent des appels et/ou des mails de leurs inspecteur, chef de centre, secrétariat de Bac allant souvent jusqu’à les menacer s’ils ne saisissaient pas leurs notes. Dans le Sud Seine et Marne, une Direction n’hésitait pas à envoyer par mail un courrier de mise en demeure sans aucune valeur juridique pour essayer de faire céder les collègues. On n’était pas sans crainte mais nos échanges en flux continu, les conseils juridiques apportés par les organisations syndicales qui soutenaient le mouvement (CGT, SNES, SUD) nous permettaient de tenir bon. Le 3 au soir pourtant, coup de théâtre ! Blanquer, invité sur un plateau télé donnait pour consigne orale aux chefs de centre de saisir des notes de contrôle continu afin qu’aucun candidat ne se retrouve sans note et que les résultats puissent être affichés comme prévu le 5 ! Pour nous, c’était clair : pour ne pas avoir à reconnaître qu’il avait en face de lui un mouvement de contestation d’ampleur, le ministre préférait modifier les conditions d’obtention sur Bac en pleine session d’examen. Du jamais vu ! Devant la journaliste, il expliquait que « sa porte était ouverte » aux représentants des professeurs pourtant ni les organisations syndicales, ni les représentants de collectifs d’enseignants n’obtenaient le droit d’être reçus par le ministre. Ce paradoxe entre le discours ministériel et la réalité n’avait pourtant pas l’air de gêner la journaliste en question qui reprenait à son compte, sans les vérifier, les dires du ministre.
De notre côté, une motion était préparée pour que nos collègues jurys puissent voter de refuser collectivement de saisir des notes qui n’étaient pas celles de l’examen en cassant en même temps le mouvement de grève. Les grévistes réunis en AG localement recevaient dès le 4 au matin, des messages de toutes parts des collègues jurys qui adoptaient massivement la motion et quittaient les centres d’examen sous les menaces des chefs de centre. Bien souvent, ces derniers tentaient de contraindre les jurys de saisir et de délibérer sur d’autres notes que celles des copies de Bac : moyenne annuelle dans la matière, moyenne générale annuelle, note inventée de toute pièce, 10, 20… en les menaçant de les compter grévistes voire même en les empêchant de sortir de l’établissement. Les chefs de centre avaient en effet reçu un document, que certains ont distribué ou affiché dans les établissements, sans en-tête ni signature, sans aucune valeur juridique donc, qui n’était pas en réalité un ordre administratif. Pourtant, si la plupart de nos collègues jurys, en particulier de la voie générale, ont refusé de l’appliquer, tous les chefs de centre de leur côté ont accepté de se conformer à une « consigne » manifestement illégale, ce dont témoignait dès le lendemain et avec courage, l’un d’entre eux dans Libération. Voilà comment la quasi-totalité de nos collègues correcteurs ont rejoint le mouvement de grève. Les manœuvres du ministre, sa volonté de casser les effets de la grève au prix du respect du droit et de la souveraineté des jurys, ont brisé la confiance des enseignants. Il faut croire qu’un discours sur la confiance ne peut pas se substituer aux actes !

Votre syndicat CGT Educ’Action 77 sur LCI le 4 juillet 2019, 29’minute

Pendant ce temps, dans les AG locales du matin puis à Paris l’après-midi, les correcteurs grévistes débattaient de la suite du mouvement. Il fallait déterminer la date de remise des copies. Et si dans le 77, après deux heures d’échanges animés, il était décidé de les restituer dès le lendemain matin, l’AG Ile-de-France réunissant 490 collègues, délégués des AG et professeurs correcteurs ou non, votaient la reconduction de la grève. Rendre les copies le soir du 4 ou le 5 au matin pouvait en effet permettre aux centres d’examen de rentrer les notes des copies suffisamment rapidement pour afficher les bons résultats des candidats au Bac et rendre ainsi inutiles les efforts des grévistes. Sur 277 professeurs correcteurs, 239 votèrent la reconduction contre 37 contre et 1 abstention. En fin d’AG, l’UNL remercia alors les enseignants grévistes : « Nous voulons vous remercier pour tout ce que vous faites. Vous perdez des journées de salaire, vous sacrifiez vos intérêts matériels à la veille des congés estivaux. Ce que vous faites, vous êtes les seuls à pouvoir le faire et vous le faites pour nous, vos élèves. Merci de votre générosité ! » L’euphorie était à son comble. Dans les tous les cafés bordant la Bourse du travail de République, des professeurs trinquaient et débattaient. Nous avions non seulement réussi à pousser le ministre dans ses retranchements mais aussi et surtout à ce que les collègues nous rejoignent. Quand soudain, par un appel téléphonique, on apprenait que la FCPE mènerait une bataille juridique contre ce bac « truqué » ! Aux abords de la Bourse du travail, on chantait la victoire !

Que retenir du mouvement : quel rôle pour les organisations syndicales ?

Il est incontestable que cette grève revêt un caractère inédit à plus d’un titre. D’abord, elle est le fruit d’une détermination à la hauteur du rejet des réformes des enseignants et du mépris de notre ministre à l’égard des représentants de ses personnels. C’est bien parce qu’il refuse de discuter et de négocier que les professeurs ont été contraints de se mobiliser pendant la période du Baccalauréat, diplôme pour lequel nous travaillons avec nos élèves pendant plusieurs années. De plus, le récit de la grève témoigne des conditions d’une mobilisation réussie. Loin d’être une « grève minoritaire », cette grève illustre des éléments essentiels de la lutte. Pour le dire dans les termes de nos collègues et camarades de l’Energie ou de la SNCF, l’objectif d’une grève est de faire le plus de casse dans les rangs de nos adversaires avec le moins de casse dans les nôtres. Autrement dit, une grève ne se mesure pas aux nombres de grévistes mais bien à son efficacité, la représentativité des grévistes s’exprimant au travers du montant des caisses de grève, qui dans notre situation s’élève aujourd’hui nationalement à bien plus de 25 000 euros ! Ensuite, dans ses modalités concrètes, les professeurs grévistes ont su renouer avec la démocratie, fondement de toute lutte organisée. Chaque jour, réunis en AG, nous avons débattu sans langue de bois et voté les suites du mouvement en respectant les décisions collectives. Se réunir, débattre, voter, désigner et mandater des délégués, jour après jour, telles sont les conditions de la lutte victorieuse. Ce sont ces échanges qui ont permis non seulement de tenir mais aussi de choisir la meilleure des dates pour se faire entendre. Enfin, loin des poncifs habituels, il est important de souligner que la grève a été menée avec le soutien des organisations syndicales CGT, SNES et SUD. Les collègues connaissaient les décisions des OS d’appel à la grève, ils écoutaient avec intérêt et suivaient les conseils donnés par leurs OS pour éviter de commettre des fautes, mieux, ils étaient fortement en demande de présence et d’accompagnement syndical. Autant d’éléments qu’il convient maintenant d’analyser et de mûrement réfléchir pour gagner les luttes à venir, et en particulier celle pour la défense de nos régimes de retraite !

N’oublions pas la CAISSE DE GREVE